La figure du lecteur dans la littérature
La lecture et l’écriture sont deux actions conjointement liées. En littérature, le fait de d’évoquer, de représenter le fait de lire est étroitement lié au fait d’ancrer le lecteur dans le contexte même de l’action de lecture. De ce fait, le lecteur se retrouvera héros de l’action décrire par différents auteurs d’ouvrages. De ce fait, la figure du lecteur se complexifie et revêt diverses caractéristiques ; celle-ci peut se fondre dans la représentation de l’œuvre littéraire et les distinctions de statut entre lecteur, auteur ou encore narrateur se font de plus en plus floues. Se pose par conséquent une complexification dans le processus d’identification de la figure du lecteur, devenant pour les auteurs un véritable sujet de représentation.
Représenter le lecteur revient également à théoriser la lecture en général dans la littérature. Ainsi, les différents comportements et habitudes de lecture seront théorisés et consignées dans des œuvres de littérature. Nous parlerons de « romans de la lecture ». Il s’agit d’écrits littéraires théorisant la lecture et y apportant une réflexion au moyen de l’utilisation du romanesque. Ceux-ci sont apparus au cours du XXème siècle, théorisant l’acte de lecture et le lecteur lui-même, mais aussi aux prémices de la pensée pragmatique considérant le lecteur comme maillon capital de la communication littéraire, après que le structuralisme ait refusé de lui donner cette importance. Désormais, le lecteur est inséré dans l’œuvre à l’aide de différents moyens tel que l’intertextualité ou encore la mise en abyme, impliquant le lecteur interne à l’œuvre mais aussi externe à l’œuvre, autrement dit le lecteur réel qui fait l’expérience de la lecture.
« Telle théorie du roman devrait elle-même être un roman ».
Tels sont les propos de Friedrich SCHLEGER dans Entretien sur la poésie (1800). En effet, la représentation du lecteur se fait de plus en plus fréquente dans les romans auxquels nous pouvons avoir accès. Il existe plusieurs figures du lecteur :
- La personne empirique, qui effectue l’action de lire l’œuvre
- La personne implicite, représentant l’instance narrative
- Le lecteur personnage, mise en scène dans l’œuvre en elle-même
La personne implicite et le lecteur personnage se situent en immersion dans l’œuvre, au sein de la narration. La figure du lecteur évolue ainsi en tant que personnage de littérature et devient caractéristique de la manière dont est perçu l’acte de lecture. Selon Umberto Eco, le lecteur se trouve également au sein même de l’œuvre, faisant partie des décisions, de la stratégie de l’auteur. Il se trouve tant au cœur du texte, de l’histoire, qu’en dehors.
La figure du lecteur a tout d’abord été représentée par le moyen d’une apostrophe lui étant faite, de la part du lecteur. Il s’agissait par conséquent du fait de considérer le lecteur comme un artifice en matière de littérature, cette apostrophe permettant à l’auteur de faire des précisions sur le récit, justifiant ses choix de structures textuelles.
Le lecteur peut être considéré comme une instance narrative à l’initiative de l’auteur, toujours au moyen d’une apostrophe mais qui sera davantage implicite. Le lecteur réel percevra cette apostrophe comme la confusion des limites entre ce que l’on veut lui dire et ce qui concerne le lecteur qui évolue au sein même de l’œuvre. Ainsi, un tri est à faire de la part du lecteur réel afin d’effectuer un discernement entre ces deux réceptions de lecture.
Le lecteur implicite et le lecteur réel peuvent de plus être confondus, par différents procédés mis en place par l’auteur. Le lecteur implicite qui effectuera l’action de lire, sera lié au lecteur réel qui sera en train de lire.
Le lecteur revêt également la position du lecteur personnage, figure complexe immergée dans la lecture d’un livre et surgissant dans la trame littéraire. Le lecteur personnage déclenche chez le lecteur réel un processus d’identification, traduisant sa volonté de lire. Cette figure va notamment émerger au XVIIème siècle, notamment avec Cervantès et Don Quichotte qui met en jeu un lecteur personnage dont les lectures vont mener à la folie, confondant les limites entre réalité et fiction.
Au XVIIIème siècle, émerge la lecture à deux. Libertine ou encore pédagogique, elle est source de bonheur ou encore de sagesse. La figure de la lectrice, et notamment de la lectrice pervertie, surprise en train de lire, devient source de plaisir dans la représentation de la réception des œuvres. Les femmes auteures représentant la figure de la lectrice défendent la lecture sage et bénéfique aux jeunes filles et à leur apprentissage de l’instruction. Ainsi, la lecture porteuse de plaisir sera considérée comme dangereuse, pouvant déclencher des processus d’indentification auprès de lectrices réelles.
Au XIXème siècle, la lecture est muselée, voire même condamnée, associée aux comportements pervers et oisifs des bourgeois, ayant le temps libre nécessaire pour accéder à la culture. Ainsi, les catégories sociales les plus modestes la considèrent comme néfaste. La figure du lecteur s’en ressent par conséquent, elle sera représentée par une lecture dénigrée, un personnage incompris, persécuté, montrant les dangers de la lecture.
Au XXème siècle, la figure du lecteur et la lecture sont revalorisées. Cette dernière est considérée comme un moyen de s’évader vers un monde meilleur, un plaisir, une manière de découvrir le monde. Cependant, elle ne fait pas encore l’unanimité, même si le lecteur est de plus en plus associé à la passion littéraire, au plaisir de transgresser les interdits par le fait de lire, notamment sous des régimes totalitaires. Dans cette période, apparaissent diverses formes de lecture telles que la lecture à voix haute, la première lecture de familiarisation avec le texte, puis la seconde davantage concentrée sur le sens, celle du lecteur critique ou du lecteur naïf, comme un enfant par exemple…Marcel Proust évoque longuement son enfance et sa découverte en tant que lecteur de la littérature, Jean Paul Sartre également. Le XXème siècle donne au lecteur ses lettres de noblesse, le plaçant au cœur du récit, et se focalisant sur ses réactions, ses impressions vis-à-vis de celui-ci. Ainsi, le lecteur n’est plus seulement itinérant au personnage, il lui est lié intimement, il est « personnage lecteur ».
Dans les Faux monnayeurs d’André Gide paru en 1925, figure du Nouveau Roman, le personnage principal, Edouard, est un auteur en manque d’inspiration qui ne parvient pas à écrire son livre, et qui le fait lire à Bernard et Olivier, deux adolescents faisant eux aussi partie du récit. A la fin de l’ouvrage, nous découvrons que le roman qu’Edouard peine à écrire est en vérité les Faux monnayeurs. Ainsi, nous sommes placés en tant que lecteurs des Faux monnayeurs mais également du roman d’Edouard appartenant à l’intrigue de l’ouvrage. Cet exemple illustre cette confusion entre lecteur personnage et lecteur réel, brouillant les pistes de la narration et de la création littéraire.
Ainsi, lecture rime avec aventure, avec toutes les formes de lecteurs qu’il existe. Le livre est synonyme de culture, il représente un mythe, un idéal de société, associé au savoir et à la connaissance. La figure du lecteur dans la lecture savante sera celle d’un lecteur aguerri, éveillé aux savoirs scientifiques et littéraires. Les différentes formes de lecture savante ont de plus vu émerger de nouveaux supports de lecture, de plus en plus numérisés et informatisés. Par conséquent, la figure du lecteur en est modifiée, elle migre peu à peu vers celle d’un lecteur averti, connecté, et pouvant mettre en lien différents supports littéraires ou scientifiques les uns avec les autres. Le lecteur peut instrumenter la lecture savante de documents et en exploiter les différents bénéfices et enseignements. La lecture permet un partage politique et moral, c’est un acte qui engage un échange d’informations entre différentes figures de lecteurs. Cette notion de partage est d’autant plus d’actualité à l’heure de l’expansion des nouvelles technologies, où la lecture numérique s’installe doucement dans les foyers.
Nous l’avons vu, la figure du lecteur dans la littérature s’est peu à peu affirmée, démocratisée. Aujourd’hui,
« un tiers de la lecture se fait sur écran »
selon une étude Audipresse. Les équipements propices à la lecture digitale favorisent cette expansion. Le lecteur est par conséquent au cœur de l’action de lecture, de l’initiative même de lire. Dans la littérature, les romans de la lecture mélangent la réflexion critique et le domaine du fictif. Le romanesque vient envahir l’essai, la théorie quant à elle vient s’installer dans le domaine du roman. Le personnage lecteur vient par ailleurs complexifier l’action de lire, y apportant de nouvelles formes et de nouveaux modes, et s’ajoute aux faits de théorisation de la lecture. La production littéraire n’est ainsi pas seulement le fruit du travail de l’auteur, mais devient étroitement liée à la figure du lecteur. Les différents types de lecteurs mis en scène au cœur de la littérature deviennent des figures de représentation des différentes lectures qu’il est possible de distinguer : gratuite, numérique, intéressée, forcée, source de plaisir, intellectuelle… Les auteurs, par le fait de mettre en scène différentes manières de lire et différents types de lecteurs, peuvent toucher pléthore de lecteurs réels notamment à l’aide de processus d’identification. Théoriser la lecture, placer le lecteur au cœur de l’action de lire, telle est l’importante évolution dans la littérature au cours des siècles, que la lecture savante accentue notamment au travers du prisme du numérique.